Retour sur la table ronde dédiée aux inégalités alimentaires du champ à l'assiette
Bellebouffe et l’association Territoires à VivreS Grand Lyon ont organisé une table ronde intitulée “Inégalités du champ à l’assiette : identifier les mécanismes pour mieux agir” le 27 mars 2025 en partenariat avec la Chaire ESS de l’Université Lumière Lyon 2.
Cette table ronde était l’occasion pour nous de créer un espace d’apprentissage, de réflexivité et de débat en nous interrogeant sur les injustices alimentaires à l’aune de rapports sociaux et à la façon dont nous pouvons collectivement contribuer à la lutte contre les injustices et discriminations qui s’exercent dans nos systèmes alimentaires.
2 invitées pour mieux comprendre les inégalités de genre dans les systèmes alimentaires
Nora Bouazzouni
Crédit photo : Chloe-Vollmer-Lo
Sandrine Boireaud
Crédit photo : Valérie Hebert
Nous avons eu l’honneur de mettre autour de la table deux personnalités qui agissent, à leur manière, dans la réduction des inégalités :
Nora Bouazzouni
Nora Bouazzouni est journaliste indépendante, écrivaine et traductrice. Nora Bouazzouni a écrit 3 essais sur l’alimentation, le genre et la classe.
Steaksisme, en finir avec le mythe de la végé et du viandard en 2021 ;
Mangez les riches, la lutte des classes par l’assiette en 2023
En tant que journaliste, elle anime l’émission “Bouffe de là”, sur la webTV Au Poste, qui donne la parole aux associations, collectifs, lanceurs·ses d’alerte, scientifiques ou militant•es des systèmes alimentaires.
On ne peut que vous recommander de lire ses ouvrages et d’écouter son podcast ;)
Sandrine Boireaud
Sandrine Boireaud est fondatrice du GAEC Serpette et Serfouette. Paysanne dans les coteaux du lyonnais, Sandrine Boireaud cultive des plantes médicinales et aromatiques en agriculture biologique, pratique la cueillette de plantes sauvages et propose à la vente des tisanes, circuits courts. Sandrine est membre de la Confédération Paysanne et de l’ADDEAR69.
Tout comme Nora, on ne peut que vous recommander de suivre les aventures de Sandrine et déguster ses bons produits.
Retour sur la table ronde
En vidéo
Pour ne pas louper une miette de la table ronde, tu peux la visionner en intégralité ici 👇 et merci Camille pour la captation !
À l’écrit
Et si tu n’as pas le temps de t’écouter la table ronde, on te propose de balayer les thèmes qui ont été abordés.
Etre paysanne aujourd’hui en France
Sandrine Boireaud a pu revenir sur son parcours et aborder les inégalités rencontrées par les paysannes : le difficile accès aux terres et aux prêts bancaires (inégalitaire d’un point de vue du genre et du statut/patrimoine), la précarité économique associée au métier, la charge de travail, le sexisme, etc.
Sandrine Boireaud nous a expliqué que différents freins peuvent se croiser et compliquer les trajectoires des femmes paysannes : être une femme, dans une production atypique, dans un mode de production atypique pour la région, avec mode de commercialisation atypique. Pour en savoir plus, elle nous invite à lire l’enquête rédigée par FADEAR à ce propos.
Elle nous a aussi évoqué le manque de légitimité dont elle pâtit parfois “Dans le coin, je ne suis pas prise au sérieux par rapport à mon associé alors qu’on a le même nombre de parts dans le GAEC, en plus on est installés dans un territoire dont je suis originaire, on a eu des terrains via des opportunités familiales par moi'“.
Le syndicalisme comme outil de réflexion et d’émancipation par et pour les femmes paysannes
Sandrine Boireaud est membre de la Confédération Paysanne, qui est une confédération de syndicats départementaux portant des valeurs de solidarité et de partage. Au sein de la Confédération Paysanne, Sandrine participe à une commission transversale qui s'intéresse aux conditions de travail des femmes pour faire avancer leurs droits.
Sandrine Boireaud a aussi évoqué sa contribution au groupe de travail les “Tracteuses” piloté par l’ADDEAR 69 (Association Départementale pour le Développement de l'Emploi Agricole et Rural du Rhône, association loi 1901 créée en 1991 afin de réagir face aux difficultés rencontrées par les agriculteurices).
Pour Sandrine Boireaud, les Tracteuses constituent un espace d’émancipation fort pour les paysannes. Le groupe, est constitué d’une cinquantaine de femmes, se retrouve 4 à 5 fois par an pour partager des expériences, monter en compétences et sensibiliser :
un espace pour déposer via arpentage et écoute de podcasts.
un espace de formation technique (construction, mécanique agricole, etc).
un espace de sensibilisation grand public via l’éducation populaire (théâtre forum, débat, etc).
un système de marrainage entre paysannes et étudiantes.
La restauration, un milieu hostile
La cuisine professionnelle, souvent idéalisée comme lieu de création, est aussi un espace marqué par des rapports de pouvoir profondément genrés. Comme l’explique Nora Bouazzouni, malgré une parité apparente dans les formations, les femmes restent largement minoritaires dans les postes à responsabilité : seules 19 % sont cheffes, et 28 % cuisinières en restauration traditionnelle. Les obstacles financiers, notamment l’accès plus difficile aux prêts bancaires, limitent leur possibilité d’ouvrir de grands établissements, ce qui réduit leur présence dans les grands événements gastronomiques. Résultat : leur moindre visibilité renforce leur marginalisation, nourrissant un cercle vicieux d’inégalités systémiques.
Nora Bouazzouni nous alerte sur la nécessité de traiter les multitudes de violences qui s’exercent autant sur les femmes que les hommes en cuisine (violences psychologiques, économiques, racistes, sexistes, homophobes, etc).
L’alimentation comme outil de domination à travers la stigmatisation et la culpabilisation de populations minorisées
Nora Bouazzouni est revenue sur les processus de stigmatisation et de culpabilisation exercés auprès de populations minorisées (femmes, classes populaires, personnes racisées, personnes grosses, etc) en évoquant le mépris de classe, proféré par certains acteurs appartenant à des groupes socialement dominant (par exemple des chefs étoilés, des médecins, etc) qui s’incarne par le fait que certaines personnes ne mangent pas “comme il faudrait”. Elle a évoqué le double standard qui existe : un même comportement, lorsqu’il est fait par des classes bourgeoises VS classes populaires, n’est pas jugé de la même manière. Par exemple, manger un produit gras sucré quand on est issu d’une classe bourgeoise est perçu moins négativement que lorsqu’il s’agit d’une personne en situation de précarité.
Au travers d’exemples, Nora Bouazzouni a évoqué la notion de grossophobie, elle a aussi permis à l’auditoire de s’interroger sur la signification symbolique des pratiques alimentaires de groupes sociaux marginalisés en abordant la place que recouvre la notion du “faire plaisir” lorsque l’on est mère de famille en situation de précarité, qu’on endosse une fonction nourricière au sein du foyer et qu’on ne bénéficie d’aucune marge de manoeuvre. En proposant des plats fortement appréciés par ses enfants, souvent sucrés, c’est un moyen de faire plaisir et de prendre soin de ses enfants à court terme sans débourser une somme importante.
“La nourriture est un moyen instantané et peu cher de faire plaisir : se faire plaisir et faire plaisir à ses enfants. Parce que quand vous passez la journée à dire non à vos enfants parce que vous n’avez pas les moyens de leur offrir une place au ciné, des vacances, un concert, une paire de basket, etc, leur acheter une glace, un kinder bueno, des chips ça nous fait nous sentir moins merdique en tant que parent parce que dire non c’est terrible pour un parent et c’est souvent les seuls plaisirs qu’on peut offrir “.
Sortir d’une approche individualisante
Pour Nora Bouazzouni comme pour Sandrine Boireaud, il apparaît fondamental de sortir d’une approche individualisante qui considère que l’alimentation est une affaire de choix individuels. Si certaines personnes où groupes sociaux ne peuvent pas s’alimenter de qualité, c’est parce qu’il y a des freins d’accès économiques, spatiaux, symboliques, matériels, etc.
L’alimentation, un moyen de faire converger les luttes ?
L’alimentation est au croisement de multiples enjeux, elle peut être une porte d’entrée pour traiter diverses inégalités sociales.
Bonne nouvelle, il se passe des choses positives malgré le tableau noir que nous avons dressé ! Nous avons pu évoquer ensemble le projet de Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA) expérimenté dans une trentaine de territoires en France, qu’il s’agisse de milieux ruraux, urbains ou péri-urbains. Au-delà de la sécurité sociale de l’alimentation, des initiatives proposant de nouvelles formes de solidarités alimentaires se multiplient, Sandrine Boireaud a pu évoquer l’exemple d’un paysan dans la Drôme qui applique une tarification différenciée pour rendre accessible sa production.
Conclusion : solidarité, confiance, justice sociale et écoféminisme !
Il faut garder espoir et amplifier le mouvement ! Que ce soit des pratiques informelles ou formelles comme la sécurité sociale de l’alimentation, il est possible de s’organiser autrement et de créer des formes de soutiens multiples et protéiformes.
Aller plus loin
On te propose quelques lectures et podcasts (liste non exhaustive !) si tu souhaites creuser les thèmes abordés lors de la table ronde :
Le rapport “Enquête, femmes paysannes : s’installer en agriculture : freins et leviers”. par FADEAR (2020) https://www.agriculturepaysanne.org/IMG/pdf/enquete_femmes_paysannes_installation_vf.pdf
La BD “Il est où le patron, chroniques paysannes” aux éditions Marabout par Maud Bénézit, Les paysannes en polaire
(2021) https://www.marabout.com/livre/il-est-ou-le-patron-9782501146845/
Le podcast “Paysannes en lutte” sur Arte Radio par Charlotte Bienaimé (2023) https://www.arteradio.com/son/paysannes-en-lutte-1-2
Le podcast “Les couilles à la ferme” produit par Binge Audio par Naomi Titti et Tal Madesta
https://www.binge.audio/podcast/les-couilles-sur-la-table/les-couilles-a-la-ferme-1-2
Le podcast “Bouffe de Là” sur Au poste par Nora Bouazzouni https://www.auposte.fr/cat/societe/bouffe-de-la/
Le livre “Les dangers de notre alimentation” aux éditions Payot par Karine Jacquemart (2025) https://www.payot-rivages.fr/payot/livre/les-dangers-de-notre-alimentation-9782228938464
Le livre “Faiminisme, quand le sexisme passe à table” aux éditions Nouriturfu Nora Bouazzouni (2017) https://www.nouriturfu.com/nos-livres/faiminisme
Le livre “Steaksisme, en finir avec le mythe de la végé et du viandard” aux éditions Nouriturfu Nora Bouazzouni (2021) https://www.nouriturfu.com/nos-livres/steaksisme
Le livre “Mangez les riches, la lutte des classes par l’assiette” aux éditions Nouriturfu Nora Bouazzouni (2023) https://www.nouriturfu.com/nos-livres/mlr
Le livre “La puissance des mères” aux éditions aux éditions La Découverte par Fatima Ouassak (2021)
(https://www.editionsladecouverte.fr/la_puissance_des_meres-9782348059377